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Août 09

Agnès

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Tu quittes ce monde comme tu y es entrée, les pieds

nus.

Le sol, sa chaleur, sa minéralité sont pour toi

des liens précieux au monde, pas seulement celui que tu parcours de ton pas lent et puissant chaque jour, pas seulement

celui que ton regard embrasse tout autour, pas seulement

celui que tu devines caché au-delà de la colline cette frontière quotidienne

que tu sais dépasser en rêves et en pensées. Non, le monde dans sa complétude. Celui de la roche

qui caresse la plante de ton pied,

née il y a des millions d’années avant que toute chose humaine ne trouve à s’amorcer au fond d’un océan. Tu sens encore

avant de partir

tes racines puiser au cœur de la terre la sève qui vient par tes jambes roides,

et ce jus que tu offres à chacun de tes enfants les paumes

ouvertes au ciel.

 

Tu te lèves avec le jour. Quelques minutes avant pour percevoir

chaque matin du monde la nuit

s’évanouir dans le trait de lumière né derrière le karité et ses branches

qui veillent sur toi depuis tes tous premiers pas. Tu t’assois

sous l’arbre, pose la main

sur son écorce, sens les siècles écoulés

comme des vagues

de temps écrasées contre le présent

que tu vois si fragile autour de toi, au pied de l’arbre, à tes pieds nus.

 

Tu te couches,

oublies ton dos trop droit pour ton âge en pensant à tes enfants que tu imagines

bâtisseurs de monde, partis fouler les terres

des continents que tu as touché

du doigt jadis sur la mappemonde jaunie

de la salle de classe. Tu portes ton uniforme,

beige et bordeaux, empesé.

Tu l’aimes. Assises au bord du lit, tu poses tes mains sur tes cuisses,

délicatement, tu ne voudrais pas qu’un pli vienne tracer

une diagonale

sur ta jupe,

la verticale qui t’a été promise. Tu apprends,

tu montes

l’échelle de la vie, tu apprends

encore,

tu te dresses de savoirs, tu te gorges de gestes sûrs. Tu t’apprêtes

à partir.

Pas physiquement. Tu restes à ton arbre, ne le quittes jamais

vraiment. Par l’esprit,

par ce que tu sais tu pars. Tu es partie.

 

Tu scrutes l’océan

ce soir. Tu devines la ligne d’horizon,

les pieds nus dans le sable encore tiède. Tu calcules le nombre de mouvements qu’il faut à tes bras pour que ton index effleure

le lointain,

imprime une vibration, infime

pour l’œil distrait mais qui

dans l’immensité de l’espace et du temps devient une sinusoïde farouche

dont le mouvement juste est l’expansion

de l’univers.

Ton seul index

pour mettre le monde en avalanche et le ciel à tes pieds

et l’arbre au firmament

et l’or rendu à la terre.

 

Tu es une reine. Tes lèvres rouges sont les rayons du levant. Tu déposes l’huile parfumée

sur ton corps, caresses délicates. Les tissus viennent ensuite

et s’enroulent

autour de ton ventre

tant de vies charriées,

de tes bras

tant de genoux écorchés relevés,

de tes seins

tant de nuits bercées.

Ton pagne ô ton pagne cousu de mille sortilèges ceint ton corps

et ton royaume. Ta main

caresse une joue, enfantine ou voisine ou dans le besoin,

offre du pain. Tu te souviens très bien

le jour où tu as appris. Doser la farine, l’air et l’eau. Dans le pli de ton pagne depuis,

tu gardes un sachet de sel

envoûté.

Envoutée la pâte colle puis se décolle

de tes doigts. Tu sais

la faire gonfler car le secret t’a été chuchoté

au creux de l’oreille sous l’arbre. Tu te vois encore. Tes orteils

s’agitent dans la terre rouge-feu et le secret glisse

d’un corps à un autre. Le tien l’absorbe. Tu deviens le secret

incarné et vivant.

Tu vends tes petits pains devant la maison avant la longue marche vers l’école. Une vingtaine de centimètres plus tard, tu t’installes

au marché sur un carré de bitume brûlant que tu négocies chaque semaine. Tu portes tes habits de femme maintenant et ouvre ta boutique.

Tes pains se sont multipliés en saveurs et en papilles comblées. Tu traverses la frontière vers l’Ouest et rejoins la ville-mère, tu y déploies

tes ailes tes étals tes talents puis reviens

blottie contre ton arbre, tu dessines

ici dans le sable les sentiers

de ses racines et ses nœuds

de tes mains dévoiles la trajectoire cachée.

 

Tu te demandes ce que tu ne sais pas de lui. Ses silences

ses absences. Dans sa paume d’enfant tu vois

un fleuve et ses affluents,

des terres inondées, des prairies

vastes et noyées, des routes

barrées, des chemins écroulés.

Tu vois le poids des eaux de l’infini bleu

du gris vaporeux

du brun fertile déversées

car trop longtemps emprisonnées

tu vois un dessin abandonné un paysage sans lointain,

une fleur fane dans cette paume d’enfant,

tu vois.


rpt

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2015 - Rebecca Armstrong